20
avril
2010

Tui Shou : Pousser n’est pas jouer

Dans les rencontres européennes de Tai Chi Chuan, il est d’usage de se retrouver pour « pousser » lors des après-midi Tui Shou.

Après un certain temps, il ne reste généralement que quelques « gros bras » à s’escrimer alors que les autres s’ennuient alentour.

Question? Pourquoi s’entêter au Tui Shou statique, sans déplacement alors que cela conduit assez invariablement à augmenter l’engagement musclé  niant les principes d’aisance, de sensibilité et de souplesse propre au Tai Chi Chuan.

Là même où la progression martiale ne voit qu’un exercice, certes fondamental, vers l’intelligence du combat rapproché, l’entêtement musclé met un terme à la possibilité d’évoluer dans l’esprit Tai Chi.

TUI  SHOU

Le Tai Ji Quan  enseigne l’intelligence et l’adaptabilité et la créativité dans la rencontre. L’autre, partenaire ou adversaire nous contrarie, il nous met en face de la différence, de l’imprévu ou de l’inconnu. Connu/inconnu, même/différent, attendu/inattendu, autant d’aspects de la dynamique yin/yang.

La dynamique yin/yang c’est Quan, l’empoignade, la tension produite dans l’affrontement –  opposition, complémentarité et transformation évolutive.

Le jeu de contrastes, la rencontre des contraires, la dynamique de la différence produit un équilibre harmonieux, un état instable en devenir perpétuel qu’on appelle QI.

La compréhension des variations yin/yang et la sensibilité énergétique sont les clefs de l’excellence. La confrontation Tai Chi ne cherche pas à triompher pour dominer, assimiler ou éliminer l’autre mais bien à augmenter les chances de progrès mutuel. Il est plutôt question  de savoir-vivre, d’éducation à la douceur et à l’écoute, d’apprentissage de soi et de l’autre, d’ouverture à la différence et à la capacité à se réjouir. Il s’agit de trouver  quelque chose qui nous sorte de l’ordinaire, qui nous dégage de la banalité du personnage où l’on se tient enfermé dans une rassurante conformité. La curiosité et le non-prévenu sont les ingrédients de la découverte; la fragilité est l’occasion de rencontrer la force.

La pratique propose un itinéraire jalonné, repéré par le savoir-faire de ceux qui nous ont précédé.

Il y a les exercices éducatifs

Les mouvements de base où l’on apprend à écouter et reconnaitre ce que l’autre propose, accepter gramme par gramme, millimètre par millimètre en conservant la stabilité de la posture et en se familiarisant avec le cercle, le cycle pour rendre ce que l’on reçoit.

Formes indéfiniment variées à une ou deux mains, avec ou sans déplacement pour explorer les différents plans de l’espace en restant en contact, en harmonie avec ce qui est proposé.

Puis il y a les pratiques ouvertes

Ding Bu Tui Shou : Le niveau fondamental – le face à face sans déplacement

Il n’est pas question de pousser, de rivaliser comme semble le dire la traduction usuelle de « poussée des mains » mais bien de sentir l’autre et de lui révéler son défaut d’alignement, de cohérence, de détente ou d’à-propos. La réciprocité des postures et des actions fait la réciprocité des profits, c’est la qualité de l’attention qui mesure le bénéfice. Ecouter, Suivre et coller à la force adverse pour l’attirer toujours plus dans le vide ou adhérer imperceptiblement à ses retraits et la pousser dans ses retranchements jusqu’à la perte d’équilibre ou l’incapacité à s’exprimer. C’est un temps essentiel pour qui veut sincèrement affiner sa sensibilité et incarner les mots – Peng-Lu-An-Cai-Lie- et les principes du TaiJiQuan. Toute surenchère dans la force, la rapidité ou la brutalité va à l’encontre de l’esprit, le besoin de dominer mène rapidement à cette lassitude et au désintérêt que l’on voit si souvent dans les affrontements musclés sans déplacement. Ensuite, une progression se précisera dans l’intensité de l’engagement et la richesse du répertoire gestuel.

Hou Bu Tui Shou : Le face à face avec ajustement des appuis.

Bien recevoir et bien donner impliquent d’être bien placé. On accepte un petit ajustement des pieds pour recevoir ou exprimer l’énergie. C’est qu’une question plus profonde, plus pertinente ou plus surprenante demande un peu plus d’espace et de temps pour être intégrée et pour trouver la présence d’esprit et de corps pour s’y ajuster. Combien un tout petit pas change l’urgence en aisance et la menace en simple question. L’angle et l’écart permettent de voir le quotidien autrement

San Bu Tui Shou : Le pas se libère, le placement devient décisif.

Placements et déplacements sont libres mais on reste dans la distance de contact. La stratégie et les comportements s’enrichissent : On varie les rythmes, les angles, les outils et la détermination.  La créativité va bon train, conditionnement, feintes et variations techniques font jouer les torsions et les leviers pour balayer, faucher, bousculer et projeter. Comme on prend le temps, on prend l’espace ! Choisir le bon moment et le bon endroit demande une sensibilité aiguisée. On commence à sentir combien l’anticipation est nécéssaire pour arriver à temps. Sentir les corps et les mouvements ne suffit plus, il s’agit de pressentir l’action.

San Shou: Le combat libre

Toutes les qualités que l’on a travaillé patiemment et paisiblement sont maintenant requises dans l’urgence. Le cœur si tranquille dans la forme est ballotté par des émotions contraires; les forces cachées sortent de leur retraite. La peur s’installe. Inhibition ou agressivité, qui depuis longtemps nous mènent insidieusement par le bout du nez apparaissent au grand jour.

Voici l’adversaire, un autre soi-même auquel on ne s’attendait pas mais que l’on savait tapi quelque part, depuis le début. L’urgence nous tire hors de nous mais l’enjeu reste dans le recours à la douceur, la souplesse et l’intelligence de la situation. L’expérience nous montre que le corps énergétique, le corps Tai Chi doit être préparé en profondeur pour s’exprimer à ce niveau. Ji, la percussion ouvre un espace tout nouveau, la mobilité devient décisive mais paradoxalement c’est ici que les qualités fondatrices exercées dans le Tui Shou sans déplacement prennent toutes leur ampleur car la poussée ou la frappe s’expriment finalement toujours au contact. Comprendre, pressentir, anticiper – le mental transmute le combat des corps en un jeu de l’esprit et du cœur. Sage précaution pour qui veut s’engager à ce niveau du combat de percussion d’user de protections. Gants et casques permettent la sanction du contact sans en subir les conséquences blessantes. Cela s’avère judicieux pour maintenir la créativité dans le combat.

Une formule inédite pour qui est capable de reconnaître l’efficacité d’une action, consiste à maintenir l’idée de combat  et de laisser évoluer la rencontre sur le mode d’une danse où il est alors loisible de s’ouvrir à toutes sortes de dynamiques (poussées, saisies, clés, projections) que l’on ose généralement pas en joute libre car la sanction du coup est trop prégnante. Tous les discours sur les applications et les exploitations des gestes de la forme ne prennent de sens qu’en rapport à l’expérience de la confrontation. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver des applications formalisées à des gestes formalisés mais bien de sentir sous la couverture formelle toute la cohérence d’un geste bien conduit. Quel est l’esprit qui anime ce geste et cette forme ?

Il me semble que seule la convocation de l’autre dans la tendresse et l’exigence peut révéler cette fraternité  qui nous fait réciproquement responsables de soi et de l’autre. Alors en Tui Shou il ne s’agit plus de gagner par force ou habileté mais d’accepter de perdre un peu de notre superbe pour nous retrouver.

Jean-Luc Perot

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